Le fondateur de Trafigura, géant suisse des matières premières, c’est éteint comme il avait toujours vécu: au travail. Retour sur son parcours extraordinaire, marqué par un génie visionnaire, mais jalonné de zones sombres

Rarement une vie écourtée n’aura eu autant d’influence que celle de Claude Dauphin, qui s’est éteint le 30 septembre 2015, à l’âge de 64 ans

Il était l’incarnation de l’univers trépidant, mais impitoyable, du trading de matières premières. Claude Dauphin, fondateur du géant suisse Trafigura, est meurt en Colombie d’un cancer du poumon, lors de son ultime voyage d’affaires. Il a ainsi réalisé la prédiction faite par tous ceux qui le connaissait: cet homme-là ne s’arrêterait jamais, il mourrait au travail. En dirigeant l’empire mondial du pétrole et des métaux qu’il avait bâti à partir de rien depuis 23 ans.

La vie hors normes de Claude Dauphin en dit plus sur l’industrie du négoce, devenue cruciale pour l’économie suisse depuis dix ans, que tous les documents officiels. Humainement, ce Français sec et de stature modeste était charmant, humble, sans ego apparent.  Sa modestie est peut-être ce qu’il y avait de plus remarquable chez lui. Il était allergique à toute sorte de publicité, même dans le journal interne de l’entreprise. Il préférait de loin l’interaction physique ou téléphonique aux courriers électroniques. Pour cela Il prononce son unique discours lorsqu’il fut nommé Chevalier de la Légion d’Honneuren 2001, distinction qu’il reçut sans en faire l’étalage. Sa passion résidait dans le travail et non dans la gloire personnelle Il ne parlait jamais aux médias et n’apparaissait jamais en public. Mais il était aussi craint de ses concurrents et honni des ONG qui voyaient en lui le concentré des vices reprochés au secteur, notamment sa proximité avec des régimes corrompus.

« Il incarnait un modèle d’affaires extrêmement agressif, porté sur le risque, avec une zone de confort très éloignée de celle de la plupart des entreprises », juge Marc Guéniat de la Déclaration de Berne, spécialisée dans l’observation et la critique des sociétés de matières premières.

LE ROI DES MÉTAUX

Né le 10 juin 1951 à Houlgate dans le Calvados en Normandie. Claude Dauphin est le fils d’un ferrailleur normand, Guy Dauphin, déjà un visionnaire dans sa branche. L’entreprise familiale, GDE Dauphin Environnement, située à Rocquancourt, est aujourd’hui l’un des leaders du recyclage en France et emploie 1700 personnes. Elle brasse d’énormes quantité de vieux métal, pièces de voitures, batteries, cartons et déchets. Né dans cet univers du commerce de matériaux usagés, Claude Dauphin a pris de son père des traits qui le serviront: goût du travail, volonté d’expansion, esprit d’innovation et capacité à anticiper mieux que d’autres le mouvement des marchés.

Il étudia à l’École Saint-Laurent, à Bayeux, où, selon ses dires, il aurait été un « élève non-conformiste ». À l’âge de 16 ans, il quitta l’école pour travailler dans l’entreprise de récupération et de recyclage de son père. Il se décrivait plus tard comme « le fils du ferrailleur» et racontait à ses amis que son premier travail avait été de trier les peaux de lapins, montrant ainsi son talent légendaire pour l’autodérision.

 

Mais la graine de l’entrepreneuriat avait déjà germé dans son esprit. Il s’installa donc à Paris et travailla chez Brandeis Goldschmidt, société de courtage en matériaux non ferreux et membre privilégié du marché des métaux de Londres (LME), en tant que spécialiste du négoce de ferro-alliages. Il avait trouvé sa voie.

 

Ce fut également à ce moment qu’il rencontra sa femme, alors réceptionniste dans un institut de cancérologie. Il fit sa connaissance lors d’une partie de chasse hivernale en Normandie organisée par leurs pères respectifs, qui étaient des amis très proches. Ce fut le coup de foudre. Il l’épousa six mois plus tard, en juillet 1976 à l’église de Vaucelles à Caen, à l’âge de 25 ans.

Peu après son mariage, Claude quitta son travail dans la capitale pour retourner s’installer en Normandie et travailler avec son père. Mais moins d’un an plus tard, il décida de revenir dans le milieu des matières premières.

 

Il fut présenté à Felix Posen, alors Directeur du négoce de métaux non ferreux et associé fondateur de Marc Rich & Co., la figure tutélaire du trading de matières premières. Son entreprise est basée à Zoug, mais Claude Dauphin, qui parle un peu d’espagnol, est nommé responsable pour la Bolivie, et s’installa à La Paz pour développer notamment le négoce de zinc. C’est ainsi que va naître son amour inconditionnel pour les pays d’Amérique Latine. Il apprend l’Espagnol, qu’il finit par parler couramment. Il faut dire qu’il a su conquérir les producteurs de métaux boliviens, petits et grands, développant le portefeuille de Marc Rich avec des accords d’enlèvement. Tout au long de sa carrière, il se rendit régulièrement en Amérique Latine. « Grâce à lui, Marc Rich est devenu du jour au lendemain le roi des métaux en Amérique du Sud », se souvient un ancien collègue.

 

Son succès à La Paz lui valut de monter en grade, tout d’abord dans le négoce de métaux non ferreux à New-York, puis au siège de l’entreprise à Zoug en Suisse en tant que directeur du négoce de plomb et de zinc. En 1988, il est promu directeur de la division pétrolière, poste central au Comité exécutif de Marc Rich, basé à Londres – un témoignage de sa formidable maîtrise de la négociation, quel que soit le matériau.

 

La culture du négoce de cette époque a sculpté une génération d’hommes qui finiront par dominer le secteur. « On a la même formation, les mêmes ambitions, dit le magnat genevois du pétrole Jean-Claude Gandur. J’ai commencé chez Philipps Brothers [mythique société de trading américano-britannique] et là-bas la devise c’était «do business, don’t invest». Prend ton argent et passe à autre chose. On a été éduqué comme ça, mais on s’en est affranchi, pour créer des groupes industriels avec des réseaux d’infrastructures, pour moi africains, mondiaux pour Claude Dauphin. »

Les traders de Marc Rich avaient le génie des relations lucratives. En URSS, par exemple, la production de molybdène (utilisé pour les aciers et blindages) était supervisée par un seul et unique fonctionnaire. « Un copain de Rich savait que le responsable du molybdène en URSS adorait le sushi et qu’il n’y en avait pas à Moscou, se rappelle un employé du trader zougois. Du coup, le fonctionnaire avait table ouverte à Londres, ça coûtait 50’000 dollars par an à Rich, mais ça rapportait beaucoup plus! Dauphin était fantastique pour nouer ce genre de contacts. »

Vous lui envoyez un e-mail, il répond dans les 2 secondes. C’est quelqu’un qui travaille tout le temps

Ce même employé se souvient d’être allé, avec Claude Dauphin, « dans des pays pourris, Bulgarie, Roumanie. Lorsqu’on arrivait dans une raffinerie, il me demandait, « c’est qui le gars avec qui ont fait des affaires? » Je lui montrais autour de la table celui qui nous aidait, celui qui était l’ami de Marc Rich. »

Mais la plus grande force de Claude Dauphin était son ardeur presque inhumaine au travail. « Vous lui envoyez un e-mail, il répond dans les 2 secondes, expliquait cet été un collaborateur de GDE. C’est quelqu’un qui travaille tout le temps. Vous lui écrivez à 6h, il vous répond à 6h15. Vous lui écrivez à 23h, il vous répond à 23h02. »

Une autre anecdote dit bien son addiction au travail. Un jour, dans les années 1990, Claude Dauphin passe quelques jours en croisière avec sa famille. Il s’est équipé d’un des premiers téléphones satellitaires. Comme les coins d’océan disposant d’une bonne réception sont rares, Claude Dauphin fait immobiliser son navire plusieurs jours au même endroit pour téléphoner, en pleine mer, au grand dam de ses enfants.

LA CRÉATION DE TRAFIGURA

En 1992, Claude en avait assez. À la mort de son père en juin de cette année-là, il démissionna de Marc Rich pour reprendre en main l’entreprise familiale : GDE fut intégrée à Ecore, un groupe qui ambitionnait d’évoluer dans les sphères internationales. Il était cependant acquis que l’entreprise familiale ne serait pas sa seule préoccupation. Il appelait régulièrement ses anciens collègues, et ces derniers ont vite fni par comprendre que Claude souhaitait monter une équipe et créer une nouvelle société de négoce de matières premières.

Mars 1993 va Trafigura Beheer BV, du nom d’une société déjà existante enregistrée à Amsterdam. Les cofondateurs n’étaient autres que des hauts dirigeants de Marc Rich : Les directeurs du négoce des métaux non ferreux Danny Posen (fils de Felix) et Antonio Cometti, les spécialistes du négoce pétrolier Graham Sharp et Mark Crandall ainsi que le directeur financier Eric de Turckheim. Cette équipe hautement qualifiée constitua une assise financière solide avec une rapidité remarquable.

Claude s’amusait à dire qu’ils avaient probablement eut tort de quitter des postes sûrs, gratifiants et hauts placés chez Marc Rich. Comme dans toute entreprise les premières années de Trafigura n’etait pas de tout repos. En l’absence d’infrastructure et d’appui administratif, la concurrence était féroce et nombre de marchés de matières premières étaient affectés par une offre excédentaire. L’entreprise à dut se battre becs et ongles pour obtenir quelques affaires – des transactions trop petites pour intéresser les gros acteurs du marché. et c’est que nous disons aux negociants que nous formons de chercher des petits marchés pour commencer. L’équipe était souvent en proie à des débats houleux, Claude, en particulier, étant frustré de voir que le succès qu’il avait envisagé se faisait attendre.

Les fondateurs avaient décidé de créer une entreprise spécialisée à la fois dans le négoce de pétrole et de métaux basée près de Zoug, à Lucerne. Le négoce du pétrole, il faut noter que ces marchés sont des marchés sur lequel il est relativement simple d’entrer, il est facile d’assurer la rentabilité de l’entreprise dès les premières années. Cependant, faire du négoce de métaux non ferreux une « success-story » était une tout autre histoire.

Une chose de son vivant il avait insisté pour que ses collaborateurs évitent de se vanter de leur succès et continuent d’assurer un service client fiable. C’est justement cette nature iconoclaste qui lui a permis de briser les conventions du métier, Il était viscéralement et ouvertement opposé aux gaspillages de l’entreprise, à la bureaucratie et au baratin

SOCIÉTÉ SECRÈTE

De son fondateur, la société a gardé une culture rapide, agressive, derrière une façade étrangement lisse, comme si tous les employés sortaient du même moule. Un trader pétrolier se souvient d’avoir été auditionné chez Trafigura pour un emploi, dans les années 2000. « Avant d’être embauché, il fallait voir tous les lieutenants de Dauphin. C’était collégial, mais cela donnait un petit côté société secrète. Comme ça, si jamais il y avait un problème avec le recrutement, cela ne retombait pas sur un seul des lieutenants. » Claude Dauphin apparaissait comme « omnipotent » dans son entreprise: « S’il ne veut pas d’un projet, ce n’est même pas la peine d’y penser. »

En Afrique, Trafigura s’est taillée la part du lion dans de nombreux pays – Angola, Ghana, Zimbabwe notamment -, achetant du pétrole brut et revendant des produits pétroliers raffinées (essence, diesel etc.) avec des marges confortables. Ses concurrents redoutent l’agressivité de ses traders: « Ils gagnaient tous les marchés, surtout dans les produits. Je me faisais régulièrement battre d’un dollar, d’un demi-dollar », se souvient un trader qui a travaillé pour un groupe rival au Congo.

Souvent décrit comme modeste et accessible, Claude Dauphin possédait les attributs du milliardaire – majordome, immense propriété à Genève, avion privé et cave de grands crus –, mais sa vraie passion était de courir le monde pour faire des deals, au nez et à la barbe de ses concurrents. En 2014, Trafigura a conclu un gros contrat d’exportation de brut au Kurdistan irakien, en échange de prêts pour construire des infrastructures.

« Claude est allé à Erbil et il a mis des centaines de millions sur la table pour obtenir un deal, en prenant de gros risques pour sa sécurité, raconte un concurrent qui le connaissait personnellement. En Afrique aussi, il est très à l’aise et va directement chez les présidents. »

Claude Dauphin devait se laver dans un seau. Lui, le multimilliardaire, se lavait dans un seau

Reste, comme une tache sur sa carrière, l’épisode indélébile du Probo Koala. En août 2006, ce navire affrété par Trafigura décharge des boues de pétrole malodorantes dans le port d’Abidjan. Elles sont ensuite répandues par des sous-traitants dans les décharges de la ville, intoxiquant des habitants. Face au scandale international qui se développe, Claude Dauphin se précipite en Côte-d’Ivoire pour tenter d’arranger les choses. Il est jeté en prison à Youpougon et y reste plusieurs mois.

De G à D: Valentini, Ogonougbo (au centre) et Claude Dauphin lors des émeutes soulevées par des détenus, en son temps, à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca).

L’un de ses compagnons de détention, le capitaine Nobah Amonkan, agent maritime de Trafigura, se souvient des rudes conditions régnant à la Maca, la Maison de correction d’Abidjan. « Claude Dauphin devait se laver dans un seau. Lui, le multimilliardaire, se lavait dans un seau. Et à force de le soulever, il a attrapé une hernie discale. » Un soir, des détenus ivres de vengeance sont venus tambouriner aux portes des agents et dirigeants de Trafigura, un épisode dont le capitaine Nobah dit ne s’être jamais remis.

Il a aussi gardé une dent tenace contre Trafigura, qui ne lui aurait pas dit la vérité sur la nature des boues toxiques que le Probo Koala devait décharger. « Dauphin m’a dit: ce produit c’est rien, c’est juste de l’eau, vous allez voir que cette affaire va se terminer. » Jusqu’à ce jour, Trafigura a rejeté la responsabilité de la catastrophe sur ses sous-traitants locaux. Le capitaine Nobah se sent trahi: « Ces gens-là n’ont pas de coeur », dit-il.

A sa sortie de la Maca, Claude Dauphin n’avait rien d’un homme brisé,. « Je pensait qu’en tant que type qui sortait de prison, il voudrait peut-être prendre du recul, se souvient un concurrent qui l’a rencontré à cette époque. Au contraire, il est devenu encore plus agressif qu’avant, il avait encore plus faim qu’avant. Il a continué à travailler 18 heures par jour. Au bureau, il était toujours le premier arrivé et le dernier sorti. » Et son rythme a à peine faibli lorsqu’est arrivé le cancer.

Trafigura est aujourd’hui la quatrième plus grosse entreprise suisse par chiffre d’affaires, selon le classement Top 500 de la HandelsZeitung. Survivra-t-elle à son fondateur, actionnaire et président? L’avenir dira si Claude Dauphin, le plus grand trader de son temps, réussira à léguer un héritage durable.

Source: journal le temps

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Tchakoute Ernest (Coach Ben)

Article publié la premiere fois le sur notre compte LinkedIn le 27 août 2020 

republié le 09/09/2021– 20h16